Psychologie des échecs
Psychologie des échecs

Psychologie des échecs

Particularités du roman

Le roman Le Joueur d’échecs a été écrit en 1941 par le célèbre auteur autrichien Stefan Zweig, dans une période difficile de sa vie. Écrit durant la Deuxième Guerre mondiale, ce livre dénonce les injustices, comme l’indique Diane Meur, qui a écrit la présentation du livre de Zweig édité et publié en 2013:

Juste avant de mourir, Zweig, lui, écrit Le Joueur d’échecs, qui se construit sur une formidable omission. En cet automne 1941 où plus de trente mille Juifs ukrainiens sont méthodiquement abattus par balles, en deux jours, dans le ravin de Babi Yar ( ce que Zweig ne pouvait savoir, mais il ne pouvait pas non plus ignorer l’escalade de violence physique qui avait lieu en Allemagne depuis 1933 et surtout depuis la « Nuit de cristal »), il réussit l’exploit désespéré d’écrire une nouvelle évoquant frontalement le nazisme, mais sans employer une seule fois le mot « juif »; sans citer d’autres victimes juives du nazisme que, assez malencontreusement, le baron Rothschild, c’est-à-dire l’un de ceux qui, grâce à leur fortune, purent échapper à l’élimination physique.

Comme l’indique le titre du livre, Le Joueur d’échecs est l’histoire d’un quarantenaire prodige des échecs qui n’a jamais joué réellement jusqu’au jour où il affronte le champion du monde sur un bateau qui les mène de New York vers l’Argentine, plus précisément vers Buenos Aires. Ce roman est le récit d’une lutte de pouvoir entre deux esprits puissants: celui du conquérant et celui de résistant. Et parfois, le bluff et le jeu l’emportent sur la violence.

Premières impressions

Les montées au pouvoir des groupes d’extrême droite ne m’ont jamais passionnée, ainsi que tout ce qui touche au nazisme et aux conflits politiques de la Deuxième Guerre mondiale.  Lorsque j’ai su que mon livre était autour de toute cette charge de violence psychologique et physique, j’ai un peu regretté mon choix. Mais étant une lectrice aguerrie, j’ai décidé de laisser une chance à ce roman de m’impressionner et il a relevé le défi avec brio.  Ce roman est un incontournable de la littérature de la Deuxième Guerre mondiale, à la fois semblable et différent des autres romans de cette époque.  

Premièrement, même si je sais que le contexte socio-historique est très important dans ce récit, je me suis souvent prise à l’oublier, non par exprès mais simplement parce que la plume de Zweig est tout simplement phénoménale. La façon dont il fait interagir les personnages entre eux, la façon dont tous les éléments s’enchainent à la perfection pour mener au témoignage du protagoniste, c’est du génie. Lorsque le protagoniste se met à raconter son histoire, on oublie rapidement tout excepté les évènements et la folie qui l’ont mené à ne vivre que pour les échecs. Au début, il s’ennuie profondément dans sa chambre d’hôtel 5 étoiles mais plus les heures passent, plus il perd la notion du temps et plus il commence à perdre la tête. Même après avoir volé le livre de techniques d’échecs, il n’est toujours pas plus libre de ses mouvements mais dans sa tête, il s’échappe de sa situation pour plonger corps et âme vers le jeu. Le jeu devient toute sa vie et plus encore: les échecs deviennent sa raison de vivre. L’aliénation du personnage, l’histoire étant racontée pour qu’on ressente le mal-être profond, c’est vraiment efficace. J’ai dû m’arrêter de lire à de très nombreuses reprises tant j’avais du mal à respirer correctement. J’étais probablement autant sous pression que le personnage lui-même. Enfermée dans le livre, dans ma tête et dans mon empathie envers le personnage.

Ensuite, ce que j’ai particulièrement apprécié est la présence ou, dirais-je, l’importance qu’a le jeu d’échecs pour le personnage principal. Selon mes recherches, les échecs sont considérés comme un jeu qui démontre la modestie, le contrôle de soi et la modération des gestes, car il rappelle les tactiques de la guerre1. Dans un contexte comme celui de la Seconde Guerre mondiale, je trouve que c’est une image très forte de donner un élément de « pouvoir » à un prisonnier de guerre. Au fil des jours, à n’avoir rien d’autre à faire, le personnage va devenir addict à ce passe-temps, de façon à ne plus voir le temps qui passe. Ce n’est psychologiquement pas sain de vivre dans de telles conditions mais en lisant le livre, j’ai compris que la résilience de l’être humain est parfois plus forte que la violence.

De plus, quand on met l’histoire de côté, il y a beaucoup d’autres éléments qui font en sorte que le livre de Zweig est exceptionnel. Premièrement, j’ai beaucoup aimé que le narrateur soit témoin du combat d’échecs entre le champion et l’inconnu parce que ça donnait une autre perspective, un autre angle à ce conflit intellectuel. D’un côté, il y a le champion, qui sait ce qu’il vaut et aime avoir le pouvoir d’être le meilleur et de l’autre côté de la table, il y a le méconnu, la force tranquille malgré son passé trouble, le champion de l’ombre. Et entre les deux, il y a le narrateur, qui observe les deux partis, qui les scrute et les analyse. La dynamique de ce trio rend le jeu encore plus intéressant, selon moi, parce que chaque parti en retire quelque chose de différent. Le champion joue à la demande de certains hommes de la croisière, simplement comme passe-temps. Il ne ressent aucune pression à jouer contre ces débutants et il devient même un peu arrogant avec les autres joueurs. À l’inverse, Me B joue avec une certaine réserve parce qu’il n’a jamais joué devant un vrai plateau et encore moins contre quelqu’un. Toute cette expérience est nouvelle pour lui, mais rapidement, il entre dans le jeu et réussit même à battre le champion du monde. Son exaltation est à son comble, tellement qu’en recommençant à jouer, il tombe dans la même folie que lorsqu’il était enfermé en Autriche durant la terreur nazie. Comme on le remarque à l’avant-dernière page du roman, Me B devient confus, le champion a contré son attaque, ce qui le déstabilise et le renvoie dans son apathie d’autrefois jusqu’à l’intervention du narrateur. Dans mon optique, le narrateur est en quelque sorte l’ange gardien de Me B parce que malgré l’histoire compliquée de ce dernier vis-à-vis des échecs, il le laisse jouer jusqu’à saturation et lui rappelle jusqu’où il s’est rendu la dernière fois. Jamais dans le livre, je n’ai senti que le narrateur jugeait Me B, il écoutait et n’intervient que lorsqu’il est vraiment nécessaire de le faire. 

Pour finir, j’ai lu ce roman plusieurs semaines avant les évènements qui se déroulent présentement en Ukraine et en Russie, et voir la ressemblance entre la fiction du roman de Zweig et la réalité d’un pays pas si loin du mien, ça me lève le cœur. Remarquez la ressemblance entre les deux, l’interprétation réaliste que Zweig a faite durant une guerre qui a eu lieu il y a 81 ans, mais qui est encore tellement réaliste aujourd’hui… Comme quoi l’espèce humaine a besoin de plus qu’une petite centaine d’années pour évoluer vers une meilleure version d’elle-même.

  1. Maxime KAMIN, « Le jeu d’échecs, une histoire de symboles», L’éléphant, avril 2016, no 14, https://lelephant-larevue.fr/thematiques/politique-et-societe/le-jeu-echecs-une-histoire-de-symboles/ (Consulté le 04 avril 2022)