Papa, tu me manques
Papa, tu me manques

Papa, tu me manques

Stefan Zweig est l’auteur d’une nouvelle se nommant La confusion des sentiments mettant en scène Roland, étudiant à l’université qui développe une relation bien intime et particulière avec un de ses professeurs dont le prénom n’est jamais mentionné.

Roland a eu un rapport difficile avec son père durant de nombreuses années, ce qui peut avoir un lien important avec la relation qu’il développe avec son maître à ses dix-neuf ans.

Commençons par le commencement: le père de Roland était un enseignant de philologie à l’université. Roland détestait cette discipline depuis sa tendre enfance à cause de son père. Tout ce que ce dernier aimait, Roland le détestait en retour par une certaine haine envers son père qui n’est pas explorée plus qu’il le faut. Il explique ce phénomène par un « devoir mystique » de la nature à « préserver l’élan créateur, [ce qui] donne à l’enfant l’esprit de révolte et le mépris des goûts paternels1. »

Le protagoniste ressentait la supériorité du professeur plutôt que l’être et le père qu’il était et éprouvait de la difficulté à le voir autrement. Étudiant la philologie anglaise pour lui faire minimalement plaisir, Roland était totalement désintéressé par ses cours et faisait seulement passer d’une fille à l’autre dans sa chambre de résidence.

C’est seulement à la suite d’une visite surprise de son père qu’il a pris ses études en main et a commencé à y être sérieux, ce qui le mènera à devenir professeur d’université à son tour en philologie. Ladite visite a bien su répugner et décevoir le parent qui ne s’attendait pas à un tel gâchis personnel et professionnel de la part de son fils.

Le Ça de notre personnage principal était très imposant dans son début académique, pour que le père vienne jouer l’instance du Surmoi et qu’enfin, le Moi de Roland reprenne le contrôle et devienne plus fort que jamais2.

De façon raisonnée, étant conscient de ce « premier ébranlement dont le jeune homme de dix-neuf ans qu[‘il] était faisait l’expérience3 », Roland passa de la désorganisation globale à une débauche organisée.

De façon inconsciente, il est à présumer qu’il translate, au même moment, du mépris vers l’idolâtrie de son père.

N’ayant jamais été intéressé aux Lettres par aversion pour son père, voir la répugnance de son parent envers lui lui a peut-être donné l’ambition de se dépasser (prouver à son géniteur qu’il est digne de sa personne et qu’il peut l’impressionner). Un égo et un narcissisme rudement présents: le père a déçu le fils, le fils a déçu le père, le fils veut se montrer meilleur sans pouvoir décevoir parce qu’il a vu le regard qu’il porte sur son père porté sur lui-même4.

À la suite de ce revirement psychique, Roland a effectué un important transfert, non pas sur son psychanalyste (parce qu’il n’en avait pas), mais sur l’un de ses professeurs qu’il a rapidement surnommé « maître ». Il magnifie ce dernier d’une façon qui rappelle celle du jeune fils au père, idéalisation qu’il n’avait jamais pu vivre. L’enfant a finalement la chance de s’épanouir dans l’expérience de l’admiration du parent, du modèle.

Précipitamment, l’élève et le maître, pour reprendre ses mots, se sont rapprochés et Roland a commencé à vivre au-dessus de sa demeure dès le premier jour de leur rencontre. Il a rencontré sa femme tardivement (parce que son professeur n’a jamais pris l’initiative de bien les présenter) et a compris de lui-même que quelque chose clochait entre les deux.

Sans le vouloir, Roland s’est retrouvé dans la même situation qu’Œdipe, question de vivre l’expérience freudienne complète. En se retrouvant attiré par la femme de son maître à la piscine sans la reconnaître, il s’est imposé davantage dans leur couple et se tournait vers elle lorsque du soutien émotionnel était requis.

Bien qu’il l’admirait de toute son âme, Roland n’était pas toujours ravi à l’idée d’être l’élève de cet homme. Brusque, incohérent, imprévisible, le professeur est une boîte à surprise qu’il veut garder remplie le plus longtemps possible. Lors des moments où le maître rejetait l’élève et disparaissait de nombreuses journées sans un mot d’avertissement, Roland se réfugiait dans les paroles de sa femme qui ne voulait pas s’avancer davantage sur les divagations de son mari. Elle savait qu’il ressentait de l’amitié, pour ne pas dire la vérité, à l’égard de son élève.

Cette incertitude, ces peurs et ces angoisses rendaient Roland au bout du rouleau, lui qui cherchait seulement à admirer, grandir et être aimé.

La femme a été image de castration à un certain moment. Elle ne partageait pas réellement sa vie avec son mari et celui-ci ne partageait pas réellement sa vie avec sa femme. Quelque chose s’imposait entre les deux, et ce, bien avant l’apparition de Roland. Elle a écouté à la porte de leur bureau un soir où ils finissaient durement la rédaction de la première partie de leur œuvre commune. Roland était conscient de cette présence et alors que son maître, pour fêter cette réussite, s’apprêtait à s’ouvrir et parler de son passé avec lui (enfin), Roland a refusé de le laisser discourir, leur intimité étant brimée.

Comme s’il n’était pas question que Roland accède à ce qu’elle ne peut atteindre depuis tant d’années. Elle a refusé de lui donner cette chance et à la place, elle a voulu imposer le fait qu’il n’a pas la jouissance totale de son mari, qu’elle fait elle aussi partie de l’équation.5

Il en viendra à coucher avec la femme de son maître. Par vengeance, par réconfort ou par envie? Ses intentions ne sont pas définies, ni à lui ni à elle, mais Roland mentionne qu’il s’en veut d’avoir découvert ce qui n’allait pas dans leur mariage: elle n’avait plus droit à quoi que ce soit au lit, il ne voulait plus quoi que ce soit d’elle au lit. Le Surmoi de Roland présent en créant « une censure intérieure6 » le vouait à s’autojuger pour l’adultère duquel il faisait partie et il garda des contrecoups de cet aveu de nombreuses années.

Dans une hâte de vouloir quitter la ville en ne revenant plus jamais, Œdipe contemporain a difficilement avoué à son père spirituel l’acte qu’il avait commis. Ce dernier l’a pris étonnamment bien et ne lui en voulait pas parce qu’il savait qu’il ne pouvait combler sexuellement sa femme, et ce, depuis de nombreuses années. Sans empêcher son départ, il lui a confié son amour et son homosexualité, se montrant finalement vulnérable. Il est à présumer que cet homme avait lui aussi un psychique chargé, vivant une double vie sans que personne ne le sache.

L’impression donnée est que Roland a projeté l’image qu’il aurait voulu avoir de son père sur son maître, et ce, dès le premier cours auquel il a assisté. La ligne entre amour, amitié et haine fut mince tout au long de la lecture. Lire Roland raconter cette histoire des décennies plus tard absorbe le lecteur dans une douceur chaleureuse qui le porte à croire qu’aujourd’hui, la confusion s’est dissipée.

  1. Stefan ZWEIG. La confusion des sentiments, Paris, Éditions Robert Laffont, 2019 [2013], p.18 (Collection Pavillons Poche).
  2. « Freud: le Ça, le Moi et le Surmoi », La Philo,[s.d.], https://la-philosophie.com/freud-moi-ca-surmoi (Consulté le 10 mars 2022).
  3. Stefan ZWIEG. La confusion des sentiments, Paris, Éditions Robert Laffont, 2019 [2013], p.30 (Collection Pavillons Poche).
  4. Benno ROSENBERG, « Le moi et son angoisse entre pulsion de vie et pulsion de mort », Le moi et son angoisse. Entre pulsion de vie et pulsion de mort, 1997, Presses Universitaires de France, « Monographies de psychanalyse », Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, 1997, p.9-118, https://www.cairn.info/le-moi-et-son-angoisse–9782130480587-page-9.htm(Consulté le 10 mars 2022).
  5. « Vocabulaire de psychanalyse », Geopsy, [s.d.], http://www.geopsy.com/cours_psycho/lexique_de_psychanalyse.pdf (Consulté le 24 février 2022).
  6. Stefan ZWEIG. La confusion des sentiments, Paris, Éditions Robert Laffont, 2019 [2013], p.113 (Collection Pavillons Poche).