Rendez-vous au banc des saisons
Rendez-vous au banc des saisons

Rendez-vous au banc des saisons

La dernière fois qu’elle est venue ici, ce fut lors d’une douce journée d’automne. Les feuilles vibraient dans toute leur splendeur et la rivière grondait sereinement. Elle s’était appuyée sur la balustrade en bois, fixant le cours d’eau qui affluait lentement. Des canards s’amusaient en plongeant leur tête dans le courant ou en s’ébrouant dans toute leur candeur.

C’était un bel endroit pour avoir la paix.

Tant que les branches restaient garnies, les gens d’en bas pouvaient difficilement nous apercevoir, à moins de connaître l’emplacement exact de la plateforme. Un balcon de bois, des guirlandes d’ampoules flottant au-dessus de nos têtes telle une myriade de constellations, et, en plein centre, un banc solitaire. Jadis, à chaque fois que nous prenions le bus ensemble, je voyais son regard qui tentait de s’accrocher aux lumières défilant dans la vitre. Leurs reflets illuminaient ses yeux, et moi, c’était mon cœur qui rayonnait en retour. Ce fut d’ailleurs le dernier moment que je partageais en sa compagnie, juste avant notre séparation.

Sur le coup, c’était à peine si mon esprit arriva à saisir toute l’ampleur du désastre. Un instant, je la voyais heureuse. L’autre d’après, elle se tenait au-dessus de moi, pleurant toutes les larmes de son corps. C’était un bête accident, mais ce manque d’attention marqua la fin de notre relation.

Je pense l’avoir revue lors de l’enterrement, mais c’était à peine si je la reconnaissais. Ses yeux n’avaient pas trouvé le repos depuis longtemps et l’envie de la serrer dans mes bras en lui fredonnant une chanson me prit. Malheureusement, je n’y arrivais pas. Pas dans mon état. J’étais trop déconnectée pour lui apporter le soutien qu’elle méritait. Ce sentiment d’apathie perdura pendant des semaines, et ce, même dans mon nouvel emplacement. Les silhouettes défilaient devant mes yeux tels des fantômes de daguerréotypes. Un vieux couple prenant leur marche matinale, une coureuse s’accordant une pause pour contempler la vue avant de reprendre son entraînement… J’ai même eu la visite de quelques chiens qui tentèrent de faire leurs besoins, avec plus ou moins de succès, à quelques pattes de moi. Je les laissai faire, aussi inerte que le nouveau refuge dans lequel j’étais prisonnier, tels Daphnée et son laurier. Certains habitués revenaient plus souvent, et il m’arriva même de sourire face à quelques tourtereaux ou à quelques enfants échappant leur glace sur le sol. Toutefois, le vide restait ma seule compagnie. Si j’avais la chance d’être rattaché à un endroit clé de notre ancienne vie, celui-ci perdait tout son sens sans sa présence. En d’autres mots, je devais me contenter de faire partie du quotidien de centaines d’étrangers, sauf le sien.

Ce n’est qu’au retour du printemps que je la retrouvai. Le froid s’était éloigné, laissant place à quelques bourgeons d’un vert précoce. Je m’étais habitué à ma nouvelle vie et il m’a fallu m’y prendre à deux fois avant de la remarquer. Elle s’était tenue en retrait pendant un certain temps, soucieuse de permettre à deux couples d’une quarantaine d’années de prendre des photos ensemble, dos à la rivière. Sa présence était palpable depuis l’arrière du banc, mais je ne pus la regarder qu’après que les rires des adultes s’évanouirent de ma perception. Ses pas résonnèrent doucement contre les planches de bois et vinrent se planter au coin de la balustrade. Elle resta là, pendant quelques minutes, avant de se retourner et partir, me laissant avec un bref éclat de son visage, spectre de sa mélancolie. Ces retrouvailles furent passagères et sans cérémonie. Néanmoins, elles étaient tout ce dont j’avais besoin pour patienter jusqu’à son retour.

Ses visites se firent plus fréquentes juste avant les vacances d’été. Elle venait souvent marmonner à propos de ses projets scolaires, et je m’amusais en tentant de l’aider comme je le faisais auparavant. J’essayais de lui transmettre la motivation qui semblait lui manquer ou bien j’écoutais ses explications sur la complexité de ses tâches. Quelques mentions sur ses fréquentations me firent tiquer en raison de leur nature pernicieuse. Cela me ramenait alors au fait qu’il m’était impossible de lui venir en aide ou de lui éviter quelques peines et qu’il me fallait la voir évoluer au travers de ses hauts et ses bas en tant que simple spectateur. Par deux fois, elle s’est assise sur le banc, tout près de moi. Lovés dans un silence confortable, ce furent deux moments aussi radieux que lancinants. Les choses semblaient difficiles chez elle et il y a même eu une période où elle venait chaque soir sur la plateforme, emmurée dans son silence et ses larmes. 

Je ne savais pas si elle avait fini par passer à autre chose, car elle n’a jamais fait une seule allusion à moi. Il m’était tout autant impossible de savoir laquelle était mieux: la douleur que la peine de son deuil m’aurait causée, à quelques pieds de moi, ou celle de l’incertitude quant à ma seule existence dans sa mémoire. Malgré tout, elle me tenait compagnie comme dans le bon vieux temps. C’était, sans le savoir, le plus beau des cadeaux qu’elle pouvait offrir à un être tel que moi, dans la mesure où j’en étais toujours un. C’est pour cette raison que j’ai lutté contre mon inquiétude le plus longtemps possible lorsqu’elle ne s’est plus présentée.

La dernière fois qu’elle est venue ici, ce fut lors de cette fraîche journée d’automne. Je me rappelle encore l’éclat qui brillait dans ses yeux alors qu’elle prenait mille et une photos de la nature qui l’entourait. Rien, dans cette douce pluie colorée, ne laissait présager une quelconque absence prolongée. Au début, je ne me suis pas inquiété. Après une si grande fréquence, il était normal que ses visites s’espacent.

Sauf qu’elle n’est jamais revenue. Je ne sais pas pourquoi, mais cela me fait mal.

Encore aujourd’hui, je l’attends dans l’espoir de réentendre le son de ses pas derrière moi. Je ne crois pas qu’elle ait déménagé, car elle serait venue me voir une dernière fois. Elle a toujours eu un côté sentimental. Hélas, comment en être sûr? Cela faisait si longtemps que j’avais disparu de sa vie. Pour autant que je sache, je pourrais n’être plus qu’un vague souvenir de sa pensée. Chaque jour, je me dis que si jamais elle venait à en avoir besoin, je serai toujours là pour elle.

Je t’aime.