Crescendo mortuaire
Crescendo mortuaire

Crescendo mortuaire

19h00 * Alexander

Les lumières blanches brûlaient mes yeux, je devais me forcer à les tenir ouverts. Mon cellulaire en main, j’écrivis à ma femme pour lui donner la bonne nouvelle; j’avais fini plus tôt et pourrais par le fait même mettre au lit mes deux petits rayons de soleil. Je ne me souvenais pas de la dernière fois que j’avais pu leur lire une histoire pour les déposer dans les bras de Morphée. 

Je fermai les yeux le temps d’un instant avant d’être dérangé par une dame munie d’une chevelure bleue tel un ciel parsemé de nuages. Ses paroles incompréhensibles résonnaient à la même force que la voix automatisée qui annonçait l’arrivée à la station Rosemont. Un frisson me parcourut le dos en croisant son regard. Ses yeux avaient perdu toute forme d’humanité, trahissant par le fait même la victoire d’une douleur asphyxiante. Mon cœur se pinça, j’avais toujours eu une sensibilité face à la souffrance des autres.

19h00 * Ananké

La lumière me caressait doucement, les murs laissaient leur couleur s’écouler. La musique emplissait mes oreilles et m’amenait dans un autre univers à conquérir. Je ne vivais que pour ça, je ne voulais que ça. J’avais perdu foi envers le vrai monde, un monde où les meilleurs saignent de l’argent pour les plus exécrables. La tête envahie de brume, je ne savais plus différencier l’imagination de la réalité. Je ne pouvais distinguer si ma pensée restait dans les bornes de mon esprit ou si mes lèvres me trahissaient et laissaient s’échapper quelques paroles.

Devant mes yeux, une œuvre d’art se dressait. Des lignes orange, bleues, jaunes et vertes se côtoyaient pour me diriger vers le bon chemin. Ma tête se mit à tourner. La nausée dans l’estomac, je m’assis, abasourdie. Est-ce le syndrome de Stendhal? La beauté de cette création m’envoie-t-elle un message?

19h05 * Alexander

Une secousse puissante me sortit de ma torpeur. Les lumières vacillaient à mesure que le wagon ralentissait avant de nous laisser immobiles sous un voile opaque d’obscurité. Quelques passagers eurent le même réflexe que moi et allumèrent leur lampe de poche à l’aide de leur cellulaire, me permettant ainsi d’apercevoir une petite fille en panique. Je m’approchai de la bambine et pris ses mains dans les miennes pour respirer avec elle. À quelques pas de moi, la dame aux cheveux bleus proclamait un dialogue aberrant sur la vérité absolue qu’elle aurait soi-disant découverte, affolant par le fait même l’enfant. 

– Respire… ça va bien aller… tu n’es pas toute seule, lui murmurais-je d’une voix apaisante.

Aucun message ne fut livré et je me demandais combien de temps il restait avant que l’angoisse des gens ne se transforme en panique générale.

19h05 * Ananké

Le sol s’était mis à trembler sous mes pieds et la noirceur commençait doucement à m’envelopper dans ses bras. La nuit m’entourait lorsqu’un message me fut transmis. Aletheia me chuchota la vérité de cet univers à l’oreille. La beauté résidait au-delà de ce qu’on pouvait distinguer. J’étais née pour régner et mon destin me poursuivait. Ils devaient tous mourir. Pour moi, ils devaient laisser échapper leur dernier soupir. 

Mon regard se tourna vers une jeune enfant, ma vie surpassait la sienne et elle devait donner son sang pour être sous ma domination.

19h12 * Alexander

L’atmosphère tendue se transforma en cauchemar lorsque le bruit d’un autre métro se fit entendre. J’eus à peine le temps d’envelopper la petite fille dans mes bras avant que la tragédie nous engloutisse accompagnée d’une symphonie de cris déchirants.

19h12 * Ananké

La musique d’un métro parvint à mes oreilles. Je fermai les yeux et les bras grands ouverts, j’embrassai l’abolition de cette ère. Un sourire s’incrusta sur mon visage à mesure que les cris de désespoir se projetaient dans les airs. C’était à mon tour… c’était à mon tour de goûter au bonheur.

19h13 * Alexander

J’ouvris avec peine mes yeux pour découvrir le spectacle horrifiant qui se présentait devant moi. Des corps et des parties de corps… empilés… éparpillés… partout. La tête embrouillée, il n’y avait que l’espoir qui me tenait éveillé.

L’enfant… où est-elle?

J’essayai de me lever pour me mettre à la recherche de la bambine, mais mon bras, qui n’était plus que lambeaux, était coincé entre deux morceaux de métal. L’adrénaline parcourait mes veines, me permettant de ne point ressentir la douleur. Je pris une longue respiration avant d’arracher le reste de ma peau qui me dérobait ma mobilité. Je rampai pour achever ma dernière volonté, laissant derrière moi une mare de sang. Je n’avais plus aucune chance et je le savais, la seule chose qui me tenait en vie était la pensée de retrouver la petite fille vivante.

Ce fut à ce moment que je l’aperçus. Mon corps fut pris de spasmes violents qui empiraient à chaque centimètre que je parcourais. Son corps inanimé gisait à mes côtés… parmi tant d’autres. Elle n’était plus qu’une enveloppe déserte. Ses yeux, dépouillés de toute once de vie, fixaient le toit déchiré par l’impact.

Pourquoi?! Si jeune, si innocente, si… Juste pourquoi?

Je fermai ses paupières avant d’attendre la faucheuse, les yeux emplis d’eau.

Dans le coin de ma vision, je remarquai la dame à la chevelure bleutée qui s’approchait. Avant de me laisser sombrer dans la noirceur, elle prit mon visage entre ses mains et me murmura:

– Je me présente, mon nom est Ananké et je serai votre guide dans ce merveilleux voyage…

Son rire fut la dernière chose que je pus entendre avant de me retrouver devant une lumière, la lumière.

19h13 * Ananké

J’ouvris mes yeux pour percevoir un délicieux amas de chairs lacérées, morcelées, charcutées. Le sang à la bouche, je descendis mon regard pour déceler une longue entaille horizontale parcourant l’entièreté de mon estomac. Une fierté emplissait mon être, j’étais la seule survivante. J’avais gagné. J’étais digne de porter à bien la mission d’Aletheia.

Mon attention fut attirée par un mouvement. Un homme dans la quarantaine se trouvait auprès de la dépouille d’une bambine. Ses larmes m’apportaient une incompréhension profonde. Elle avait enfin été libérée. Pourquoi laissait-il ses yeux se perler de gouttes?

Je m’approchai doucement de lui pour venir capturer ses derniers instants entre mes mains. Je murmurai quelques paroles à son oreille: 

– Je me présente, mon nom est Ananké et je serai votre guide dans ce merveilleux voyage…

Une joie vigoureuse s’empara de mon être lorsque j’aperçus son âme s’éclipser délicatement de ses yeux. Je ne pouvais contrôler mon rire face à ce bonheur excessif.

Impatiente, je glissai mes doigts dans l’ouverture de mon corps, agrippant mon essence vitale pour la sortir à la vue de tous mes sujets. Le sourire aux lèvres, je laissai s’écouler entre mes mains ma vie que j’avais si peu affectionnée.