Maus, ou la souffrance à travers les générations
Maus, ou la souffrance à travers les générations

Maus, ou la souffrance à travers les générations

La Shoah, l’un des événements les plus traumatisants du dernier conflit mondial, a été rapporté par de nombreux témoignages littéraires, picturaux et documentaires. Maus, écrit à la manière d’un Comic book, est un de ces ouvrages biographiques qui a marqué mon esprit.

Ce roman graphique, qui a été récemment plongé dans une immense polémique et retiré du programme scolaire du Tennessee, est indiscutablement original, de par son vecteur, son imagerie et même par la manière dont il aborde son sujet.

Dans toute la littérature concentrationnaire que j’ai lue (Primo Levi, Martin Gray, Anne Frank, Élie Wiesel), Maus a un statut tout à fait unique et spécial. Cette critique posera la question, par le moyen de la psychanalyse, de l’importance de ce roman graphique dans la connaissance du génocide des Juifs d’Europe.  « Le génie de Spiegelman, c’est justement d’avoir trouvé dans Maus une adéquation rare entre le sujet et son traitement1 » disait le journaliste Julien Bisson.

Dans un premier temps, il faut aborder sa temporalité. Maus se présente comme le témoignage de Vladek Spiegelman raconté par son fils, Art. Le récit alterne donc entre deux époques bien distincte : la Pologne de la Seconde Guerre mondiale ainsi que les États-Unis des années 1970. La spécificité de ce roman graphique est que, par les entretiens entre Vladek et son fils, les époques finissent par s’entremêler chez le lecteur, ce qui rend la souffrance des camps beaucoup plus vivace que si chaque période était racontée l’une après l’autre, en ordre chronologique. La vie du père et la vie du fils sont également confrontées, car les misères du père contrastent drastiquement avec le confort et le bonheur de la vie du fils. 

Un autre aspect de ce roman graphique qui est unique est son zoomorphisme. Art Spiegelman utilise des animaux pour représenter les différents peuples qui s’affrontent dans sa bande dessinée. Les Juifs sont représentés par des souris, les Allemands par des chats, les Polonais par des porcs et les Américains par des chiens. L’intention derrière cette représentation est double. Premièrement, elle permet au lecteur de plonger encore plus profondément dans la weltanschauung (vision du monde) des nazis qui séparait les humains en plusieurs races, de supériorités bien distinctes. Aussi, elle permet de comprendre la banalisation de ces crimes par leurs bourreaux, qui voyaient la Shoah comme la défense légitime d’une espèce contre une autre, très nuisible. Cette déshumanisation des Juifs par la représentation en souris s’est, par ailleurs, produite dès le régime nazi, notamment dans le film de propagande de 1941, Der Ewige Jude (Le Juif éternel)2. En définitive, au niveau de la psychanalyse, cette représentation permet à Art Spiegelman de se projeter dans la tête des bourreaux de ses parents.

Pour ce qui est de la thématique, Maus est avant tout l’histoire de la relation père-fils. Il faut constater que pour Vladek, son fils n’est qu’un bâton de vieillesse et qu’il n’existe que dans cette optique. Il ressent une profonde insensibilité face aux difficultés de son fils, qui se manifeste dès les premières cases, lorsqu’Art se plaint que ses amis lui ont tourné le dos et que son père lui dit qu’il comprendra la vraie valeur de ces amis le jour où il s’enfermera avec eux dans une pièce sombre. Il est facile de se rendre compte que cette insensibilité est une carapace conçue après la mort de son premier enfant, Richieu, pour se protéger. Cela transparaît véritablement lorsque, à la toute fin de Maus, Vladek confond ses deux fils. Également, c’est un individu absolument insupportable, qui a détruit toutes les traces de l’histoire de sa première femme, Anja, la mère d’Art, lorsque celle-ci s’est suicidée. Cette dernière, aux yeux du fils, n’existe plus que par une photo sur le bureau de son père. Maus est donc, en partie, la tentative d’une récupération des souvenirs de quelqu’un qui n’est plus là pour raconter ses souffrances et que l’histoire a totalement effacé. D’autre part, ce roman graphique est une transposition qui permet de parler au père dont l’auteur n’a jamais pu se rapprocher étant enfant. Par sa froideur, Vladek n’a jamais cessé de repousser ce fils qui ne demandait qu’à être aimé. L’auteur aurait aimé être Richieu pour recevoir de l’affection de son père.

Un autre sujet est celui des enfants des déportés. Dans un de ses livres, Marianne Hirsch affirme que « la vie d’Art Spiegelman est hantée par des souvenirs qui ne sont pas les siens3 ». La démarche visible de l’auteur est l’entreprise que poursuivent tous les enfants pour que la mémoire de leurs parents ne s’éteigne pas. Art n’a jamais connu les camps de concentration, et pourtant, il est absorbé par leur souvenir comme s’il les vivait à travers son père. Aussi, et c’est là où il frappe fort, ses parents n’ont pas des portraits enjolivés, mais ont au contraire une représentation humble, voire répugnante pour ce qui est de Vladek. Il ne s’agit donc pas d’une œuvre pour sanctifier les victimes, mais pour représenter les individus comme ils sont : à savoir des êtres humains dans tout ce qu’ils ont d’exécrable et de miséreux. Une question se pose sur les conséquences de la vie concentrationnaire sur son caractère. Son racisme peut être, notamment, perçu comme une cicatrice de l’expérience d’Auschwitz.

En conclusion, Maus est une bande dessinée bien particulière, qui aborde de manière singulière un sujet très sensible. Pourtant, cette œuvre frappe juste dans tous ces aspects. Autant par son zoomorphisme qui retranscrit d’une manière glaciale le racisme hitlérien que par l’entrecroisement des époques qui anéantit toute distance avec les expériences de Vladek, mais également par ses thématiques de la relation père-fils et de la sauvegarde de la mémoire. Maus est l’exemple typique de ce que l’humanité ne peut dire sans la création, car c’est par elle « qu’il parvint à emprunter le chemin de l’extériorisation de la souffrance4. » Mais, comme chaque souffrance, son auteur la sait condamnée à subsister malgré son extériorisation, puisqu’il avoue de lui-même que « “Maus” me poursuivra jusqu’à ma mort. Là, je veux pouvoir respirer5. » Maus, c’est la folie humaine mise à la portée de tous, pour que jamais l’on n’oublie ce que l’humanité peut commettre d’atroce.

  1.  Julien BISSON. « BD essentielles de Lire: Maus, d’Art Spiegelman », L’Express, 11 août 2012, https://www.lexpress.fr/culture/livre/maus-d-art-spiegelman_1189158.html (Consulté le 11 mars 2022).
  2.  HIPPLER, Fritz (réalisateur). Le Juif éternel/Der Ewige Jude, Allemagne, Deutsche Filmherstellungs- und Verwertungs- GmbH (DFG), 28 novembre 1940, 62 min, n&b, 35 mm, https://dotsub.com/view/0f532a93-e1c1-43bd-afc4-c903a88054f1 (Consulté le 12 avril 2022). 
  3.  Marianne HIRSCH. Family Frames: Photography, Narrative, and Postmemory, Cambridge, Harvard University Press, 1997, 304 p.
  4.  Marie THÉOPHILAKIS-BENDANHAN. « Maus, le graphisme du désastre », Revue d’histoire de la Shoah, vol. 191, n⁰ 2 (2009), p. 265-292, https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah-2009-2-page-265.htm (Consulté le 12 avril 2022). 
  5.  Nathaniel HERZBERG et Frédéric POTET. « Art Spiegelman: “Je sais que “Maus” me poursuivra jusqu’à ma mort. Là, je veux pouvoir respirer” », Le Monde, 28 novembre 2021, https://www.lemonde.fr/culture/article/2021/11/28/art-spiegelman-je-sais-que-maus-me-poursuivra-jusqu-a-ma-mort-la-je-veux-pouvoir-respirer_6103896_3246.html (Consulté le 14 mars 2022).