À : Calliope
Objet : L’ignorance brime la liberté
Salut Callie,
Je sais que ce n’est pas la journée habituelle de la semaine où je t’écris, mais je devais te raconter ce qui m’est arrivé aujourd’hui. Juste le souvenir me fait frissonner. Voilà, je t’explique.
J’ai sûrement dû t’en parler dans un précédent message, mais bon, j’ai fait la connaissance d’une fille plutôt marginale avec qui j’ai fait le choix de me lier d’amitié parce que, pour être franche, tout le monde a peur d’elle. Elle n’est pas méchante, au contraire! Elle est attachante, drôle, sincère et très directe; je crois que c’est justement son impulsivité à parler qui la rend détestable aux yeux des autres. Je l’ai bien observée dans les corridors de l’école, elle est sympathique avec tout le monde, mais elle ne semble pas comprendre que certaines de ses paroles puissent être blessantes pour les autres. J’espère juste que cette relation pourra vraiment être bénéfique pour moi…
Enfin bref, comme elle est toujours bien habillée, j’ai été très heureuse de son offre d’aller faire une virée magasinage pour mon anniversaire. Je sais qu’elle connait plein d’endroits super chouettes pour trouver des vêtements abordables, mais surtout fabuleux. Et étant donné mon état, j’aimerais bien pouvoir me démarquer par autre chose que mon siège de métal.
Voilà donc que ce matin, afin de nous assurer la liberté dans nos mouvements, j’ai décidé d’appeler le transport adapté. Non, mais tu aurais dû voir son visage devenir aussi blanc que la neige, les yeux exorbités et le corps raidi par la honte ou le dégoût. Elle m’a dit presque en fuyant: « Non mais tu sais quoi, je pense que je vais me rendre au centre d’achats avec ma voiture. On se rejoint là-bas! »
Je l’ai regardée un peu bêtement et, après quelques secondes, je suis montée dans le véhicule mauve, sans un regard en arrière. Enfin pour moi, ça commençait très, très mal la journée. Mais ce n’est que le début de l’histoire.
Arrivée au centre d’achat qu’Elle jugeait le mieux pour me relooker, elle s’est mise à me dire qu’elle m’enviait d’être en fauteuil roulant parce que ma vie devait être plus facile étant donné que tout le monde devait être super attentif à moi… En effet, je passe rarement inaperçue, mais ça ne rend pas ma vie plus facile pour autant! Je suis coincée 8 heures par jour dans un fauteuil quasiment moulé à mon corps, ceinturée par une large bande Velcro, sans avoir la possibilité de bouger autrement qu’à l’aide de la manette de mon fauteuil… Je n’ai pas la pleine mobilité de mes bras et de mes mains. J’ai besoin d’aide pour me rendre aux toilettes. Je suis dépendante des autres. Pas d’opportunités de brushing tous les matins sans l’aide de quelqu’un. Finis l’autonomie et le magasinage toutes les semaines. Finie l’apparence d’une mannequin. À ma place, peu importe l’argent de ses parents, elle serait comme moi: piégée dans un corps à moitié fonctionnel.
Nous sommes donc devant une gigantesque bâtisse de 4 étages. J’ai décidé de lui faire confiance malgré mes quelques résistances. Après tout, elle savait bien que j’étais en fauteuil roulant. Elle devait avoir prévu ça… ou pas. Parce qu’à peine quelques minutes plus tard, elle s’est dirigée vers les escaliers roulants, évidemment en me disant que ça irait plus vite pour se rendre à son magasin préféré. Non, mais, je suis en fauteuil roulant, pense-t-elle vraiment que je vais prendre les escaliers pour monter au deuxième étage? Je lui ai dit que je la rejoindrais par l’ascenseur. Aussitôt dit, aussitôt fait. Ma très chère « amie » a détalé vers son magasin préféré, me promettant de commencer la « chasse aux perles » pour moi.
Encore là, elle n’avait rien compris… Elle est revenue avec trois morceaux « incontournables »: un jean, une paire de sandales lacées et une robe de soirée ultramoulante. Probablement les trois seules pièces du magasin qui ne sont pas des options dans ma condition. Les jeans sont impossibles à porter parce que les articulations de mes hanches et de mes genoux ne sont pas assez flexibles, mes pieds sont très enflés, donc impossible de porter des sandales, encore moins à talons et pour finir, il est plus facile pour la personne qui m’habille de me mettre des vêtements amples.
C’était un désastre, Callie, vraiment. Je ne sais même pas ce qui m’a pris de penser que je pourrais oublier mon handicap pour une journée à faire du MA-GA-SI-NA-GE. C’est la recette de l’échec, évidemment!
Enfin bref, j’espère que les péripéties de ma journée t’auront fait sourire. Prends soin de toi et donne-moi de tes nouvelles bientôt!
Je t’aime girl,
Arizona
***
À : Arizona
Objet : Re : L’ignorance brime la liberté
Ma chérie,
Je suis vraiment désolée, mais ton courriel m’a beaucoup fait rire. C’est fou de voir que certaines personnes ne remarquent pas les différences comme cette fille. Je le sais, je l’ai aussi vécue, l’ignorance, quand j’étais plus jeune. Le pire dans tout ça, c’est que cette fille ne réalisait pas que tu étais dépendante d’elle, du moins « physiquement ». Elle aurait dû savoir que pour toi, magasiner c’est comme une zone de guerre. Les allées ne sont pas assez larges pour que tu puisses correctement passer entre elles, si tu fais tomber des vêtements des portants, tu n’es pas en mesure de les ramasser; tu parais négligente alors que ce n’est pas une question de vouloir, mais de pouvoir. Malheureusement, je sais que tu espérais secrètement beaucoup de cette journée.
Tu sais, j’ai pensé à toi hier, juste avant de recevoir ton courriel. Comme tu le sais, je travaille dans une résidence de personnes âgées entre mes cours et il y a une résidente qui me dit en me voyant: « Ma chérie, qu’est-ce que tu fais ici aujourd’hui? Je pensais que tu avais un évènement avec les gens de ton programme… ». Elle n’a pas tort, j’avais quelque chose de prévu mais au dernier moment, je me suis souvenue que c’était la fête de Madame Hugo, mon ancienne voisine maintenant centenaire. Je savais que je passerais une meilleure soirée avec elle et les autres résidents qu’avec les gens de mon programme qui ne pensent qu’à boire et faire la fête. C’est quand même étrange pour une personne de mon âge, de préférer la compagnie des « anges » comme je les appelle, mais avec eux, je ne me sens pas obligée d’être quelqu’un d’autre…
Tu sais, il faut une force de caractère exceptionnelle et une quantité astronomique de résilience pour pouvoir affronter les nombreuses embûches que tu surmontes tous les jours. Je n’en reviens pas. Ne serait-ce que pour te lever le matin ou aller aux toilettes, tu as besoin que quelqu’un t’aide. Tout ce qui me semble simple à faire est pour toi deux fois plus complexe et pourtant, je ne t’ai jamais vue être déprimée par ta condition, ni même être démoralisée par l’ampleur des défis. Tu es un exemple à suivre, ça c’est sûr! En tout cas, tu es un exemple pour moi.
Prends soin de toi.
Je t’aime xxx
Callie