Et si on se mettait des lunettes d’enfant?
Et si on se mettait des lunettes d’enfant?

Et si on se mettait des lunettes d’enfant?

Room, c’est un livre qui vous donne le même sentiment de nostalgie que lorsque vous revoyez un film de Disney à l’âge adulte et que vous vous rendez compte à quel point c’était sombre. « Comment ça se fait qu’à 7 ans, je trippais autant dessus?? » C’est simple. Vous avez probablement une perspective d’adulte et il vous faut mettre des lunettes d’enfant pour revisiter ces échos nostalgiques. C’est là le même déchirement avec lequel vous devrez jongler tout au long de l’œuvre d’Emma Donoghue. Cependant, ce n’est pas une future princesse qui raconte l’histoire, ni même un futur prince. C’est Jack, un enfant de 5 ans, séquestré dans la même pièce que sa mère, depuis sa naissance.

Il va sans dire que la fin de la dernière phrase jouera un rôle crucial tout au long du roman. Déjà, on peut partir du fait que son monde se résume à la Chambre de quelques mètres carrés. J’écris Chambre avec un C majuscule parce que c’est le nom que Jack lui a toujours donné. Ça, avec Monsieur Tapis, Monsieur Lit, Madame Table et Petit Dressing. Bref, vous aurez compris à quel point son imagination meuble l’univers de cette petite pièce. Ironiquement, ce réflexe est tout à fait « normal », dans la mesure du contexte; la socialisation et les amis imaginaires font partie intégrante du développement habituel chez un enfant1. Même si sa mère ne le prive certainement pas d’amour, il reste qu’une autre forme de socialisation devient nécessaire afin de conserver un sentiment de familiarité. On pourrait même le voir comme une forme inconsciente de coping, puisque cette action permet à Jack de s’adapter à sa situation et de se garder à distance de la solitude de la séquestration2. Toutefois, la ligne n’est-elle pas plutôt mince en termes de trauma? Certes, son développement est anormal, sauf à ses yeux, puisqu’il ne connait pas le monde extérieur et il est quand même heureux3.

D’autant plus que la conscience d’être dans une situation de maltraitance est complètement rayée de la carte avec sa naissance. Sa mère alimente aussi cette impression avec son rôle maternel, dont l’intense proximité donne lieu à des moments qui peuvent faire lever les sourcils du lecteur; il faut rappeler que le petit a cinq ans, mais qu’il prend encore des bains avec sa maman toute nue, sans oublier le doux-doux lait qui, généralement parlant, n’est plus administré à cet âge. Il y a aussi la question du vrai monde représenté à la télévision; étant donné que sa mère répugne à lui faire miroiter une réalité inatteignable, elle lui fait croire que les images à l’écran n’existent pas dans leur monde. Ainsi, c’est à partir de tous ces aspects que se forme un jeu de double perspective, où le lecteur doit à la fois s’adapter à la définition de normalité chez le personnage principal pour bien comprendre son raisonnement, tout en conservant sa propre conscience d’adulte afin d’avoir une vue d’ensemble plus profonde de la situation.

Cependant, cette douce stabilité s’écroule après que leur persécuteur, le Grand Méchant Nick, coupe tout approvisionnement et électricité pendant des jours. Forcée au rationnement extrême, la mère de Jack multiplie les tentatives de sauvetage. Celles-ci sont toujours présentées au petit sous des formes de jeux, tant pour piquer son intérêt que pour le garder. Crier sous une lucarne n’est-il pas une activité tout à fait amusante? Encore une fois, une seconde lecture s’impose et le contraste est assez déstabilisant pour celui ou celle qui arrive à saisir les indices. La gravité de ces jeux augmente drastiquement lorsque viennent les plans pour s’échapper définitivement de la pièce. Jouer le malade et le mort perd de plus en plus d’intérêt lorsque Jack sent l’attitude de sa mère changer; on est alors ramené au fait que ce n’est encore qu’un petit garçon qui se fait imposer le poids d’une libération. De plus, l’idée d’être séparé d’elle le terrifie à un point tel qu’il en fait des crises de panique, suggérant déjà des symptômes de dépendance affective4. Car ce dehors dont il n’a appris l’existence que très récemment représente une importante perte de repères. Cette dernière sera d’ailleurs brillamment élaborée avec la scène du camion. Même si sa mère tente de lui décrire tous les scénarios possibles, les informations données ne concordent pas à 100% à ce qu’il voit. Par conséquent, il faut au petit plusieurs tentatives pour obtenir du secours en raison de la panique constante qui l’assaille, tant par le défi de se retrouver en terrain inconnu que par le risque de se faire punir par son abuseur. Teinté par une détresse qu’il n’arrive pas à communiquer, Jack finit par figer, peinant à aligner des explications cohérentes. Difficile de faire comprendre aux autres qu’il vit dans une Chambre entourée de dehors lorsqu’on vit une surstimulation des sens (dureté de la rue, vacarme des autos, intensité du soleil, etc.)

Fort heureusement, toute cette épopée se termine relativement bien avec le sauvetage d’urgence de la mère. Après les retrouvailles émotives, la liberté peut enfin leur ouvrir les bras. Ou du moins est-ce l’idée initiale, car le roman ne se contente pas d’un « et ils vécurent heureux jusqu’à la fin des temps ». À quelques symptômes post-traumatiques (la fuite et le sauvetage étant une réelle rupture, cette fois-ci) s’ajoute toute une critique de la société, toujours au travers de la perspective de Jack. Selon lui, tout est trop grand et trop compliqué. Même s’il essaie, il n’arrive pas à comprendre pourquoi les gens du dehors ont besoin de quarante brosses à usage spécifique, ni en quoi le café serait si essentiel au fonctionnement en société. Contrairement à son séjour dans la Chambre où il avait le loisir de faire ce qu’il voulait, le temps semble être une denrée extrêmement rare et prisée par le monde extérieur. Sans oublier qu’il lui faudra tout un attirail médical pour sa réhabilitation: masque médical, crème solaire, lunettes de soleil, tout est pensé dans les moindres détails. La route est longue pour Jack, et même sa mère ne semble plus vouloir passer autant de temps avec lui. Toutes ces frustrations font naître en lui une profonde affliction à l’égard de cette nouvelle vie ainsi que de la perte de son seul chez-soi, malgré la quantité de personnes qui lui recommandent de l’oublier. Pourquoi donc, se demande-t-il. Ce ne sera qu’après avoir rendu une ultime visite que Jack se rend compte que sa perspective vis-à-vis de ce lieu d’enfance a changé. Tout lui semble petit, inconnu, et il arrive difficilement à reconnaître la pièce. Néanmoins, le roman se termine avec des adieux touchants, suggérant un possible début de renouveau pour la famille.
Ainsi, comme vous l’aurez constater, la compréhension de l’histoire passe beaucoup par l’observation des comportements psychologiques chez l’enfant. D’autres thèmes comme le domaine médical, sociétal et traumatique sont bien réfléchis et il serait cruel de passer par-dessus les multiples sources d’inspiration du roman (soit les cas d’Elisabeth, de Natascha Kampusch et de Sabine Dardenne5). L’omniprésence de l’intertextualité culturelle (musicale, artistique et médiatique) ajoute une énième couche de profondeur dans cette œuvre, mais ce qui reste le plus marquant chez Room, c’est l’opportunité d’accéder à de multiples lectures simultanées, dépendamment de la sensibilité du lecteur. Ce dernier joue de ce fait un rôle crucial afin de donner vie au roman et rappelle toute l’importance des nuances de la perspective humaine

  1. « L’ami imaginaire », Naître et grandir, juillet 2021, https://naitreetgrandir.com/fr/etape/3-5-ans/developpement/fiche.aspx?doc=ami-imaginaire (Consulté le 15 mars 2022).
  2. NICCHI, Sandra et LE SCANFF, Christine. « Les stratégies de faire face », Bulletin de psychologie, vol. 475, no. 1, [2005], pp. 97-100, https://www.cairn.info/revue-bulletin-de-psychologie-2005-1-page-97.htm (Consulté le 15 mars 2022).
  3. « Traumatisme: Événement dans notre passé qui nous empêche d’être heureux. »    RICHER, Cora-Li. « Littérature québécoise (notes de cours) », notes prises dans le cours de Monsieur Pierre W. FONTAINE, Littérature québécoise, Collège Lionel-Groulx, session Hiver 2022.
  4. « LA DEPENDANCE: UNE PROBLEMATIQUE DU LIEN?* », Michèle Freud Formations, [s.d.], https://www.michelefreud.com/chronique-la-dependance-une-problematique-du-lien-120.html#:~:text=Lorsque%20la%20d%C3%A9pendance%20est%20inh%C3%A9rente,y%20trouver%20une%20r%C3%A9elle%20s%C3%A9curit%C3%A9. (Consulté le 15 mars 2022).
  5. BARR, Nicola. « Room by Emma Donoghue », The Guardian, 1er août 2010, https://www.theguardian.com/books/2010/aug/01/room-emma-donoghue-review-fritzl (Consulté le 15 mars 2022).