En 2002 fut publié, pour la première fois, Sans sang, un court roman d’Alessandro Baricco, grand écrivain et musicologue italien contemporain. Cette œuvre divisée en deux parties raconte, en premier lieu, après une guerre, une soirée où Nina, alors qu’elle avait à peine neuf ans, se retrouve seule après l’assassinat de son père et de son frère. Bien des années plus tard, dans la seconde partie du livre, Nina, maintenant âgée, ne semble pas avoir oublié cet événement tragique de son passé. Mais elle n’est visiblement pas la seule puisqu’un autre personnage, Tito, vit la même chose, lui aussi présent lors de cette soirée-là, « dans la campagne, à la vieille ferme de Mato Rujo1. »
La vengeance de Nina
Un traumatisme, en psychanalyse, est un événement troublant pour une personne qui est enfoui dans son inconscient et qui cause des symptômes liés à ce dernier2. Dans l’œuvre de Baricco, Nina, à cause de cet événement traumatique qu’elle a vécu dans son passé alors qu’elle était encore très jeune, semble, dans la seconde partie du roman, avoir cette fixation par rapport aux bourreaux de son père et de son frère. En fait, il paraît évident que son passé la hante encore, après toutes ces années, et qu’elle n’arrivera probablement jamais à s’en débarrasser. Dans le roman, alors qu’elle a une discussion avec Tito, cette dame, à cause de la perte de ces deux figures masculines qu’elle aimait tant, a pris la décision de les venger en tuant ces trois hommes qui ont enlevé la vie de ces derniers. Le dernier survivant, parmi ce trio de tueurs, en est parfaitement conscient : « Il y a bien des années, vous avez vu trois hommes tuer votre père, de sang-froid. Je suis le seul, de ces trois-là, à être encore vivant3. » (p.67) De plus, on affirme plus tard qu’el Gurre, un complice dans la mort de Manuel Roca (le père de Nina), a été tué d’une balle dans le dos. Dans sa poche a été retrouvé un billet avec le nom d’une femme : Donna Sol. Ce nom est, en fait, un autre nom appartenant à Nina. En résumé, elle prend la décision de s’identifier par rapport à ce meurtre en laissant un billet avec son nouveau nom dans la poche du cadavre, ce qui permet, en fait, de montrer qu’elle n’arrive pas à oublier son douloureux passé, même en tuant ces hommes pour venger son père et son frangin, puisqu’elle avoue être responsable de la mort de l’un des bourreaux de deux garçons précieux à ses yeux.
Tito après le meurtre
Bien qu’il semble évident, pour Nina, qu’elle ait vécu un événement traumatisant lors du soir du meurtre de son papa et de son frère avec lui, qui aurait cru qu’un des tueurs resterait, lui aussi, profondément marqué par cette nuit fatidique? Pourtant, c’est le cas de Tito, de son vrai nom Pedro Cantos, qui, âgé d’à peine 20 ans, avait tiré sur le papa de Nina en premier. En fait, il semble lui aussi être prisonnier des événements du passé puisqu’il explique lui-même que ce soir-là, il se battait pour un monde meilleur et qu’il se moquait que, pour réussir cette quête, il ait à tuer des enfants comme des personnes âgées. Tirer sur le père de la petite Nina ne semblait donc pas être un gros problème pour lui. Toutefois, peu de temps après avoir vu que la jeune fille se trouvait cachée sous une trappe, son humeur changea lorsqu’il comprit qu’el Gurre venait juste de mettre le feu à la vieille ferme. En fait, il ne cessait de répéter en boucle cette même phrase pour montrer son état de panique : « Bon Dieu [sic] mais qu’est-ce qu’on a fait4. » (p.51) Cette phrase représente bien que, malgré l’absence de remords qu’il a dû éprouver à tuer des gens, cet événement lui a fait prendre conscience de ce qu’il venait de faire, comme s’il regrettait ses gestes : avoir tiré sur la figure paternelle de l’enfant et ne pas avoir pu sauver la jeune fille sous la trappe qu’il croyait morte à cause de l’incendie qu’un de ses acolytes avait démarré. Dans la seconde partie de l’œuvre, on peut également voir qu’il n’a pas réussi à se débarrasser de ce bout de passé, qui aurait troublé ses nuits, lorsqu’il dit : « Bien des années avaient passé. J’arrivais à dormir la nuit […]5. » (p.84) L’homme, maintenant très âgé, explique donc qu’avec le temps, son sommeil n’était plus aussi troublé par les souvenirs marquants de cette fameuse soirée liés à la possibilité qu’il y ait laissé mourir Nina. Ainsi, on peut déduire que tout ce qui était lié au crime du père de cette dernière l’avait profondément affecté au point où son sommeil en était affecté. Lorsque, par la suite, il apprit que la jeune fille n’était pas morte, il savait qu’elle reviendrait, un jour, pour lui. En bref, dans son cas, au lieu de confronter le passé en se vengeant comme l’a fait Nina, Pedro Cantos semble plutôt avoir fait le mort sur la situation pour l’oublier même si, inconsciemment, il savait que le passé referait surface et qu’il lui serait impossible de l’effacer de sa mémoire.
Un passé inoubliable
Il semble évident, avec cette œuvre, que tous les types de personnes présentes lors d’un événement tragique peuvent rester profondément marqués par ces derniers. Nina, tout comme Tito, un bourreau dans l’histoire, sont tous les deux, de façons bien distinctes, restés traumatisés par cette nuit dans la vieille ferme où le père et le frère de Nina ont été tués au point où, malgré les nombreuses décennies qui ont passé et l’âge qu’ils ont à la fin, ces deux personnages finiront probablement leurs vies en emportant cette part de leur passé avec eux. Bref, Sans sang est « un roman dur et éblouissant qu’il faut lire aujourd’hui, à l’ombre de la folie qui agite le monde, jusqu’à la dernière ligne, car c’est dans son ultime souffle qu’il prend tout son sens6. »
- Alessandro BARICCO. Sans sang, roman traduit de l’italien par Françoise BRUN, Italie, Éditions Albin Michel S.A., 2003, p. 11.
- Maeva FRANCO. « Notes Littérature d’idée : psychanalyse », notes prises dans le cours de Mr Zarko Bélanger-Lanzon, Littérature d’idées, Collège Lionel-Groulx, session Automne 2021
- Alessandro BARICCO. Sans sang, roman traduit de l’italien par Françoise BRUN, Italie, Éditions Albin Michel S.A., 2003, p. 67.
- Alessandro BARICCO. Sans sang, roman traduit de l’italien par Françoise BRUN, Italie, Éditions Albin Michel S.A., 2003, p. 51.
- Alessandro BARICCO. Sans sang, roman traduit de l’italien par Françoise BRUN, Italie, Éditions Albin Michel S.A., 2003, p. 51.
- FORTIN, Marie-Claude. « SANS SANG: MAIS AVEC TALENT », Voir, 19 mars 2003, https://voir.ca/livres/2003/03/19/sans-sang-mais-avec-talent/ (Consulté le 14 mars 2022).