Dans l’esprit de meurtriers et de leur victime
Dans l’esprit de meurtriers et de leur victime

Dans l’esprit de meurtriers et de leur victime

Gabriel García Márquez

Né le 6 mars 1927 à Aracataca en Colombie, Gabriel García Márquez fait des études en droit avant de réaliser que ce n’était pas la voie que son cœur lui dictait de suivre. Il entreprend donc une carrière en journalisme en 1948. Lors de cette expérience professionnelle, il écrit sa première œuvre (Des feuilles dans la bourrasque) et voyage aux États-Unis et en Europe. En 1961, il va résider au Mexique où il continue sa profession d’écrivain. Son roman Cent ans de solitude (1967) connaît un succès majeur dans le genre du réalisme magique. Il publie Chronique d’une mort annoncée en 1981 et gagne le Prix Nobel de littérature l’année suivante. En 1994, accompagné de son frère, il crée la fondation Gabo. Cet organisme vise à renforcer la production de connaissances des journalistes ainsi qu’à promouvoir les droits des migrants1. Quelques années plus tard, on lui découvre un cancer et il se met en tête d’écrire ses mémoires, laissant ainsi un vestige de sa vie derrière lui. C’est le 17 avril 2014 à Mexico qu’il expire son dernier souffle. La Colombie déclara trois jours de deuil national à son égard2.

Chronique d’une mort annoncée

Cette œuvre littéraire met en scène le meurtre de Santiago Nasar raconté par un narrateur se basant sur ses recherches effectuées des années plus tard. Cette histoire se déroule le jour même de l’arrivée de l’évêque dans la ville de Manaure en 1951, un événement très important à l’époque. Dès les premières pages du roman, l’auteur nous révèle déjà le résultat de la tragédie qui sera décrite tout au long du récit. Le texte ne se centre pas sur l’enquête, mais plutôt sur les raisons qui se cachent derrière le crime, ainsi que les étranges coïncidences qui rendent ce meurtre possible. En effet, Angela Vicario se marie à Bayardo San Roman et lors de leur nuit de noces, le marié réalise que sa virginité avait déjà été consumée. Il la ramène chez sa famille et annule le mariage. Les Vicario sont scandalisés par ce drame et la jeune femme dénonce son amant (Santiago Nasar), qui est vraisemblablement innocent selon les recherches du narrateur. Pedro et Pablo Vicario, les frères d’Angela, se mettent en tête d’assassiner cet homme pour restituer l’honneur de leur sœur. Ces deux personnages répandent leur intention dans tout le village avant d’exécuter leur devoir en déchiquetant Nasar à l’entrée de sa maison à l’aide de couteaux pour égorger les cochons. Ils passent trois années en prison pour ensuite être exonérés dû à la raison motivant leur crime. Des années plus tard, Angela Vicario et Bayardo San Roman finissent tout de même ensemble3.

Une victime ignorante

Lors de ses dernières heures, Santiago Nasar vécut trois différents états d’esprit. Tout d’abord, vivant dans l’ignorance, il était relativement de bonne humeur. En effet, celui-ci attendait avec impatience l’arrivée de l’évêque qui ne daigna point mettre les pieds dans la ville. Cet homme religieux était l’incarnation de l’idéal pour lui, il avait mis ses plus beaux habits dans l’espoir qu’il se présente. Il réussit tout de même à retrouver sa joie, malgré l’absence de son idole4. Cette journée-là, certains aspects de sa personne contribuèrent à le maintenir ignorant telle sa bonne humeur qui convainquit plusieurs personnes que les intentions des frères Vicario n’étaient qu’une rumeur. En outre, ses actions du passé revinrent le hanter lorsque Victoria Guzman (cuisinière) s’abstint de l’avertir (du complot de meurtre) puisqu’il agressait sexuellement sa fille. Santiago Nasar se laissait tenter facilement à ses désirs (ça)5 et courtisait plusieurs dames, ce qui lui apporta une réputation qui pesa un certain poids dans sa mort. Celle-ci convainquit les gens qu’il avait volé la virginité d’Angela. Tout de même, quelques personnes tentèrent de le sauver en l’invitant dans leur domicile, mais il refusa. Il creusa sa propre tombe à l’aide de son ignorance. 

Ensuite, Santiago Nasar ne démontra pas de panique lorsqu’il apprit que les frères Vicario voulaient l’assassiner. Il exprima une grande incompréhension qui provoqua chez lui une transe: « Il devint si pâle et si décontenancé qu’on ne pouvait vraiment pas croire qu’il jouait la comédie6 » (p.189). En effet, deux choix s’offrirent à la future victime pour rester en vie: prendre un fusil ou rester à l’intérieur en sécurité. Il ne prit aucun des deux. Il était en état de choc et ne voulait que rentrer chez lui. Chez plusieurs personnes, le symbole du foyer représente une sécurité et un réconfort, ce qui explique le réflexe instinctuel de Santiago7. En outre, il ne réussissait plus à trouver le chemin vers son habitation, une conséquence directe de son trouble. C’est avec l’apparition des frères Vicario qu’il sortit de sa torpeur et se mit à courir jusqu’à la porte de sa maison. 
Pour finir, face à sa mort inévitable, Santiago Nasar abandonna et ne voulut qu’abréger ses souffrances: « […] sans leur opposer la moindre résistance, comme s’il voulait les aider à l’achever8 » (p.194). Il était conscient qu’il n’avait plus aucune chance. À la fin du massacre, le corps encore empli d’adrénaline, la victime se leva et marcha pour entrer chez elle. Son corps n’était plus que guidé par ses instincts qui le poussaient à rentrer par la porte arrière, comme à son habitude. Il mourut écroulé dans sa cuisine, mais au moins il avait réussi à atteindre son havre de sécurité et de réconfort.

Des meurtriers déchirés

Pour commencer, les jumeaux Vicario s’échangent un rôle de pouvoir tout au long du récit. Depuis son retour de la guerre, Pedro possédait une autorité sur son frère. En revanche, lorsque les frangins se font enlever leurs armes par un policier, Pedro considère leur mission comme achevée, mais Pablo le convainc du contraire et renverse les rôles. Par la suite, Pedro reprend le contrôle de leur résolution lorsque sa mère demande à un prêtre de les confesser lors de leur séjour en prison: « […] Pedro Vicario s’y refusa et convainquit son frère: ils n’avaient aucune raison de se repentir9 » (p.138). Les Vicario ont tous les deux convaincu l’autre de commettre ce meurtre, ils ont soutenu leur décision ensemble du début à la fin. 

Pour continuer, ces deux frères sont coincés entre leur conscience et leur devoir. En effet, ils sont proches de Santiago Nasar et ne veulent pas l’assassiner, mais leur tâche de restaurer l’honneur de leur sœur est obligatoire. Pedro et Pablo ont averti toute la ville dans l’espoir de sauver cet homme. En outre, Pablo fut influencé par la pression que lui infligeait sa fiancée: « […] j’aurais refusé d’épouser Pablo s’il s’était dérobé à son devoir d’homme10 » (p.106). Cela créa une nouvelle motivation à cet homme puisque sans la mort de Nasar, il aurait perdu son plus-de-jouir11.
Pour finir, ce crime fit surgir des traumatismes en réponse directe à leur acte, car ils allaient à l’encontre de leur être. En effet, ces deux meurtriers eurent une obsession sur l’odeur du mort qu’ils ne réussissent point à enlever de leurs corps, malgré leur nombre excessif de lavages. De plus, Pedro souffrit d’insomnies sévères qui le tinrent éveillé pendant 11 mois. Bref, les frères Vicario sont un exemple parfait de la réponse du corps face à l’ignorance de la conscience12

  1.  ORGANISATION INTERNATIONALE POUR LES MIGRATIONS (OIM), « L’OIM et la Fondation Gabo s’associent pour promouvoir des médias bien informés sur la migration » dans Communiqué, 13 octobre 2020, https://www.iom.int/fr/news/loim-et-la-fondation-gabo-sassocient-pour-promouvoir-des-medias-bien-informes-sur-la-migration#:~:text=La%20Fondation%20Gabo%2C%20fond%C3%A9e%20par,le%20meilleur%20journalisme%20au%20monde. (Consulté le 12 mars 2022). 
  2. LA RÉDACTION. « Gabriel Garcia Marquez : biographie courte, dates, citations », L’Internaute, 6 février 2019, https://www.linternaute.fr/biographie/litterature/1775620-gabriel-garcia-marquez-biographie-courte-dates-citations/ (Consulté le 12 mars 2022).
  3. Alberto EIGUER. « L’inconscient de la maison et la famille », Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, vol. 37, n⁰ 2 (2006), p. 23-33, https://www.cairn.info/revue-cahiers-critiques-de-therapie-familiale-2006-2-page-23.htm (Consulté le 10 avril 2022). 
  4. Zarko BÉLANGER LANZON, « La psychanalyse », cours Littérature d’idée, Collège Lionel-Groulx, session Automne 2021.
  5. Ibid
  6. Gabriel GARCIA MARQUEZ, Chronique d’une mort annoncée, texte traduit de l’espagnol par Claude Couffon, Paris, Grasset, 1981, p.189.
  7. Alberto EIGUER, L’inconscient de la maison et la famille, 1 janvier 2007,  https://doi.org/10.3917/ctf.037.0023 (Consulté le 10 avril 2022).
  8. Gabriel GARCIA MARQUEZ, Chronique d’une mort annoncée, texte traduit de l’espagnol par Claude Couffon, Paris, Grasset, 1981, p.194.
  9. Ibid., p.138.
  10. Gabriel GARCIA MARQUEZ, Chronique d’une mort annoncée, texte traduit de l’espagnol par Claude Couffon, Paris, Grasset, 1981, p.106.
  11. Zarko BÉLANGER LANZON, « La psychanalyse », cours Littérature d’idée, Collège Lionel-Groulx, session Automne 2021.
  12. Ibid.