L’amour pour soi
L’amour pour soi

L’amour pour soi

(Conte philosophique)
Par Igor Verrückt


À ma mère, mon père et ma meilleure amie, qui ont su m’ouvrir les portes de l’âge adulte.

« L’amour d’une mère pour son enfant ne connaît ni loi, ni pitié, ni limite. Il pourrait anéantir impitoyablement tout ce qui se trouve en travers de son chemin. »

Agatha Christie

Dès sa naissance, Léo était un petit garçon destiné à l’angoisse. À l’hôpital, les infirmières l’avaient sauvagement arraché des mains de sa mère, madame Wiesenthal, et l’avaient transporté dans l’urgence aux salles de stabilisation des nouveau-nés. La raison de ce départ précipité était que le jeune garçon avait été évacué du ventre de la mère environ un mois avant le temps prévu. Également, durant la période primitive, alors que l’enfant dormait en elle, dans les derniers jours, le fœtus avait cessé de grandir, de sorte que tous les médecins qui suivaient madame Wiesenthal paniquèrent. Ils en vinrent à la conclusion qu’il fallait l’évacuer du corps de la mère immédiatement. Ils avaient donc provoqué l’accouchement.

En grandissant, l’enfant était resté attaché à sa mère comme un nourrisson. À deux ans, il était resté dépendant de celle-ci. Chaque fois qu’elle devait quitter la pièce où le fils mangeait ou jouait, celui-ci se mettait à pleurer et à courir après la dame. Celle-ci, au départ, s’en amusait, mais vint un moment où elle comprit l’ampleur du problème affectif.

Madame Wiesenthal avait ses propres angoisses, ses propres problèmes. Son père et sa mère, qu’elle avait connus alors qu’elle était une jeune fille, avaient disparu à Bergen-Belsen durant la guerre. Ils avaient été arrêtés pendant la rafle du Vél’d’Hiv en 1942 et avaient été amenés à Auschwitz par la gare de Bobigny. Elle, elle avait pu survivre. Un oncle qui vivait au Canada avait réussi à lui prendre un billet pour Toronto. La culpabilité. C’était le sentiment qui l’envahissait plus de trente ans plus tard lorsqu’elle se remémorait ses parents. Pourquoi avait-elle pu survivre alors que ses parents étaient morts? Pourquoi pouvait-elle être debout devant la vie, alors que ses parents avaient souffert et avaient succombé? Chaque année, cette réalité la dévorait plus profondément. Maintenant qu’elle avait un fils, elle avait peur de l’abandonner et ce sentiment était décuplé par le refus de l’enfant de la laisser partir.

C’était au sortir de la guerre, lorsque les survivants des camps ont commencé à se manifester, qu’elle comprit qu’elle avait perdu ses parents. Après un mois, trois mois, deux années complètes sans avoir de nouvelles, elle avait compris qu’ils étaient morts et que la justice divine n’avait pas daigné l’amener avec eux. 

Devant les peurs de son enfant, madame Wiesenthal ne savait comment réagir. Cela lui rappelait trop les propres larmes qu’elle avait versées dans sa jeunesse à l’idée de ne plus jamais retrouver sa propre famille. Elle en revenait toujours à la conclusion qu’un enfant de cet âge pleurait anormalement au fait que sa mère partait.

Elle alla voir le médecin, mais il ne pouvait diagnostiquer aucune maladie.

– Madame Wiesenthal, votre fils est probablement en quête d’attention. Alors il singe la tristesse, le malheur, pour vous faire réagir.

Dr Ali, le médecin arabe, qui détonnait par sa religion et envers qui madame Wiesenthal avait une aversion profonde, mais que par faute de moyens elle ne pouvait échanger par un autre médecin, ne croyait à aucune des larmes que Léo laissait couler.

– Inch’Allah, votre fils, dans une semaine, si vous laissez faire, arrêtera ces simagrées.

– Si vous le dîtes… j’essaierai.

Dans leur intimité, elle ne pouvait évidemment s’y résoudre. Elle devait impérativement venir en aide à son fils, peu importe ce que cela pouvait lui coûter en sommeil et en santé. Et puis, ce qui l’avait convaincue de ne pas suivre les conseils du Dr Ali était que lorsque la mère ne faisait rien, qu’elle ignorait les larmes, le fils devenait encore plus malheureux, comme si les craintes qu’il entrevoyait dans son imaginaire se mettaient soudainement à prendre chair.

Et ce qui donnait une peur encore plus grande à la mère, c’est qu’elle se rendit compte que même si l’amour filial et maternel était un amour qui devait être naturel, il était en fait plus libre de se tarir; il est si simple pour un enfant de rejeter sa mère pour partir vivre loin d’elle, dans les contrées inexplorées. La mère est, pour l’enfant, le premier amour, mais non celui auquel il attache le plus d’importance. Lorsque l’amour d’une femme vient à la porte de l’adulte qu’il devient, celle qui lui a donné le sein alors qu’il était enfant perd son importance et elle n’est plus le centre de son monde. Elle devrait donc apprendre à aimer son fils, comme celui-ci devrait apprendre à l’aimer.

***

Du haut du balcon de son appartement, madame Wiesenthal observait tranquillement les petites familles jouer au parc. Elle regardait les mères et les pères qui se prenaient la main, les enfants qui se tenaient à l’avant et gambadaient. Elle, avec son fils, elle se sentait piégée. Aussi, depuis que son mari l’avait abandonnée un beau soir de juin 1974, elle se sentait laissée à elle-même. Que son fils ressente la même chose, elle pouvait le comprendre.

C’est à ce moment-là qu’elle eut un éclair de génie, crut-elle. Chaque fois qu’elle ferait quelque chose dans l’appartement, elle mettrait son enfant au centre de la pièce pour avoir une vue panoramique. C’est dans cette optique que deux mois plus tard, elle fit détruire tous les murs qu’il y avait dans l’appartement, sauf bien sûr ceux de la salle de bain. En abattant les murs, elle détruirait tout ce qui la séparait de son enfant.

– Mais madame Wiesenthal, lui dit un jour le Dr Ali, vous ne pourrez indéfiniment garder votre fils près de vous. Un jour, il devra partir.

– Je refuserai toujours l’abandon. Mon fils aura toujours besoin d’une mère pour le consoler, d’une mère pour le guider, d’une mère pour l’aider à trouver une place dans ce monde.

Le Dr Ali, fatigué par les propos de la mère, lui dit doucement:

– Mais qui vous dit que vous abandonnerez votre fils en le laissant partir? Il est normal que l’enfant doive un jour quitter le nid de sa mère. Il ne pourra rester indéfiniment avec vous. Mohammed est bien devenu un grand prophète malgré le fait que sa mère l’ait quitté très jeune!

Madame Wiesenthal était incapable à présent de placer un seul mot. Le Dr Ali, qu’elle avait toujours détesté parce qu’il était musulman et Arabe, venait de prononcer une vérité qu’elle savait irréfutable.

– Le seul fait que vous vous occupiez de lui prouve que vous l’aimez! Vous ne l’abandonnerez jamais, votre enfant! La chose la plus merveilleuse que vous pourriez faire pour lui est de lui apprendre graduellement, sans coup de force, que ce n’est pas parce que parfois vous vous effacez que vous allez l’abandonner. Et puis, je crois bien que, d’une certaine manière, vous comprendrez vous aussi que jamais vous n’abandonnerez votre enfant. Hormis lorsque Allah voudra bien vous reprendre.

Elle vit que ce choix était le plus sensé qu’elle pouvait prendre. Elle se décida donc à progressivement couper le lien de proximité absolue qui existait avec son fils. Elle allait glisser tendrement des petits mots dans son goûter lorsqu’il commencerait à partir vers la garderie. Par cette façon, elle serait toujours présente pour lui, même s’il ne s’agissait d’une présence physique.

Également, chaque fois qu’elle quittait une pièce, elle prévenait son fils que son départ serait peut-être long, mais qu’il ne s’agissait en aucun cas d’un abandon définitif.

Et, à force de répéter ces phrases à l’enfant, elle en vint à se les dire pour elle-même. Elle comprit qu’en soignant les peurs de son enfant, elle soignerait les siennes également. Et l’enfant semblait prendre en confiance de jour en jour.

Ils comprirent tous deux que l’amour qu’ils avaient l’un pour l’autre, s’il était entretenu, perdurait quand bien même le Messie viendrait sur Terre. 

Elle pouvait enfin exister en tant que femme mère, et lui pouvait enfin naître en tant qu’homme fils.

Écrit par Igor Verrückt à Médine, alors en relâche, profitant de ce temps pour se rendre à la maison du Prophète.

Le 3 mars 2022